Bipolaire, le docteur Kjeldsen doit impérativement suivre le traitement suivant : sels de lithium et anticonvulsivant (Depakene) pour stabiliser l’humeur, valium pour traiter l’anxiété. Le manque de réponse positive aux antidépresseurs le laisse sans traitement adapté quand en phase dépressive aigue.

Allergie sévère à l’aspirine et à la caféine. Ne boit donc que du décaféiné. Régime sans sel pour cause d’œdème à l’absorption, même de faibles doses.

[Les patients seront écrit ici par le staff ! ]

Niveau de dangerosité : 8/10

Après la désertion de sa femme du domicile conjugal, le besoin de changer d’air se fit pressant, de même que celui d’assouvir, quitte à ce que ce soit par procuration, son appétit de vengeance. Le « projet Abrosyah » et ses cobayes lui donnaient largement matière à combler ses aspirations sur ces deux points. Il posa donc sa candidature, appuyé par ami neurologue membre de l’équipe scientifique.

Danois, anglais, français, rudiments d’allemand.

Comme beaucoup d’hommes de souche génétique nordique, monsieur Kjeldsen culmine à une certaine hauteur qui lui permet de toiser bon nombre de ses pairs. Ce dont il ne prive de loin pas, prenant un malin plaisir à dominer de cette façon ses interlocuteurs et souvent, les écraser du poids d’un regard indifférent ou méprisant balancé depuis ses sommets. Ses prunelles d’un bleu-gris aussi limpide que glacé transpercent jusqu’au malaise lorsqu’il les darde fixement sur quelqu’un comme il aime à le faire. Tout comme ses lèvres pleines s’ourlent parfois de furtifs rictus sardoniques, son regard s’anime de temps à autre d’une inquiétante lueur malsaine. Quelque chose d’animal, de cruel. Presque cannibale. En contraste total avec la délicatesse de ses traits, finement ciselés comme ses sourcils à l’arc impeccable qui se hausse de manière tout à fait hautaine, traduisant son incrédulité sa surprise ou, une fois n’est pas coutume, son dédain envers une situation ou autrui.

Les rares mimiques éclairant le masque impénétrable de son joli minois lui donnent des allures aristocratiques, que ne confirment en rien ses origines cela dit. Par contre, l’on pourrait vraiment le croire issu de noble souche, entre sa manière altière et conquérante de mouvoir sa silhouette mince et élégante avec une grâce mâtinée d’une certaine inflexibilité et sa mise vestimentaire toujours des plus soignées. Sa musculature est de celles qu’on ne devine que sous l’errance des doigts par-dessus les vêtements, ou lorsqu’il est nu. Nerveuse et déliée, il n’a nul besoin de l’entretenir mais reste vigilant quand à sa condition physique, de crainte que les médicaments absorbés et ses excès ne le mènent à s’empâter.

Son teint pâle est typique des gens du nord et le tapis neigeux de sa peau, si fine qu’on voit par endroit le tracé bleuté sinueux des veines courir sous elle, serait vierge de toute imperfection sans la cicatrice qui balafre son profil droit, séquelle d’une gifle particulièrement acerbe que lui asséna un jour sa femme. Il dissimule la cicatrice courant de sa pommette à la naissance du menton à l’aide de sa longue chevelure jais, qu’il porte donc que rarement attachée, malgré son opulence à faire rougir le beau sexe.

La différence entre les psychiatres et les autres malades mentaux, c'est un peu le rapport entre la folie convexe et la folie concave.
[Karl Kraus]

Une personnalité complexe et instable que celle du docteur Kjeldsen, tout entière articulée autour de la maladie et du désert intérieur né de ses douleurs. Il fut un temps où le psychiatre ne se laissait aisément envahir ou dévorer par ses mauvais instincts. Mais l’époque bénie de ses premières années de mariage est morte et enterrée, aussi sûrement que sa volonté que Jekyll l’emporte sur Mr. Hyde. Pour preuve, il ne suit plus qu’anarchiquement la médication censée aplanir les troubles de l’humeur liés à sa bipolarité, quand il n’utilise pas les pilules en question pour se défoncer bien tranquillement. Ainsi, son tempérament lunatique s’est exacerbé, le rendant parfois difficile à suivre, soufflant constamment le chaud et le froid, changeant de masque comme d’autres changent de chemise. Ardu de savoir sur quel pied danser avec lui, tant il est capable de se montrer amical, détendu et éloquent un jour, puis de s’afficher glacial, odieux et mutique le lendemain.

L’homme a de prime abord un côté rassurant et charmant, avec ses manières nobles et l’air mélancolique qui lui vient quelque fois. Il demeure un être profondément rêveur, sensible, même s’il ne s’ouvre plus à quiconque désormais. Obsédé par la sécurité et la peur du lendemain, Abel peut sembler un brin psychorigide, pétri d’idées très arrêtés, d’opinion tranchées. Son habitude de se montrer exigeant, dominant, quand ce n’est pas proprement agressif et sadique, n'arrange en rien cet aspect de sa personnalité. Pragmatique et cynique à l’extrême, il n’accomplira rien qui ne lui profite de quelconque manière. Même si la finalité n’apparaît pas évidente d’emblée, soyez certains qu’il ne donne sans y avoir trouvé son intérêt.

Il a développé depuis des années une phobie extrême des microbes, qui le pousse à aseptiser à l’excès son environnement ainsi que sa propre personne, à éviter les contacts physiques et la nourriture qu’il n’aurait pas préparée lui-même. Il est aussi claustrophobe depuis l’enfance et ne supporte pas la vue des poupées, en plastique ou en porcelaine, ni des peluches. C’est là une des raisons de son aversion envers les « poupées » du projet, qui lui rappellent symboliquement l’objet de sa peur, en autres choses.

La morale et l’éthique ne le perturbent plus guère, hormis lors de ses profondes crises dépressives. Ces phases peuvent durer des semaines, pendant lesquelles le médecin augmente de manière dramatique sa consommation d’alcool et de cigarettes, ainsi que de calmants. A l’inverse, lors des phases maniaques, ce sera son comportement sexuel qui changera drastiquement. Lui qui évitait les contacts physiques à tout prix jusque là se muera en un quasi prédateur, ivre de sensualité, avide de chair, de chaleur et de sueur. Il trompait d’ailleurs souvent sa femme durant ces périodes. Rongé par l’amertume et la colère, Abel s’est renfermé sur lui-même, transférant en partie la haine qu’il voue à cette dernière sur les cobayes du centre, envers lesquels il se comporte en manipulateur sadique dès que l’occasion se présente ou presque.

Ligote tes sentiments d’une formule,
Emprisonne ta douleur d’une ceinture,
Le loup qui ne montre jamais son sang,
Par l’autre loup sera laissé vivant.
[Otto Manninen - Vers]

Note écrite six mois en arrière, à Copenhague, abandonnée dans son appartement.

Vide. Désespérément vide.
L’appartement. Depuis qu’elle est partie. Et moi. Depuis qu’elle est partie.
Rien qu’une note posée sur l’oreiller. Je l’ai trouvée en rentrant au petit matin d’une garde de nuit épuisante à l’hôpital psy. Ne pas chercher à la retrouver. Elle est désolée, il paraît. La taie de coton porte encore son odeur. Dans le vide de son placard flotte encore le parfum qui imprégnait ses vêtements. Brume immatérielle. Néant. Stigmates d’un autre temps.
Vide. Atrocement vide.
Comme la chambre d’étudiant d’autrefois. Miteuse et impersonnelle. Comme le frigo aussi à l’époque. Le train de vie princier des boursiers. Celui que j’ai lutté pour dépasser. Pour la combler.
Vide. Mortellement vide.
Comme la bouteille de tord-boyaux en face de moi. Comme la boîte de calmants qui trône à côté. Comme ses yeux à elle quand elle apprenait pour la énième fois que je l’avais trahie. Salie. Trompée. Comme son expression blasée à force d’années à supporter les crises. A côtoyer la folie. Partager ses draps. Dormir dans ses bras.
Vide. Vertigineusement vide.
Merde. La tête commence à me tourner. J’ai envie de gerber. De dormir aussi. Surtout ne pas m’assoupir. Je ferais bien d’appeler les urgences. Qu’ils essayent de me remettre sur pied. Je vais partir. Moi aussi. Pas de raison de rester le seul survivant à pleurer au milieu des décombres du passé. Je vais accepter sa proposition. Abrosyah. Postuler. Foutre le camp. Disparaître à jamais. Allez tous vous faire foutre. Surtout toi, kaere. Même si je sais que tu n’en as plus rien à cirer. Que tu ne m’entendras pas. Parce que tu as fait le vide autour de toi… tout est mort au fond de moi.
Vide. Douloureusement vide.
Il me semble ne plus connaître que ce mot là. Que cette sensation là. Rien n'a plus de saveur. Autant partir. Fuir ? Loin de tout ce qui me rattache à toi. De tout ce qui me rappelle autrefois. Enterrer les vestiges du passé. Abrosyah sera parfait pour ça.

Quelques semaines plus tard, Abel Kjeldsen entrait comme médecin psychiatre au sein de l'équipe du projet Abrosyah.

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